Le digital, rempart contre la guerre
Le retour de la guerre sur son sol a pris l’Europe par surprise, et marque l’entrée dans une nouvelle ère. Nous pensions à tort, avec disons-le une forme de candeur, que notre continent était stable, pacifié ; il ne l’est en fait pas du tout. L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie est un gigantesque basculement, à plusieurs titres. Géopolitique, en premier lieu. Mais pas seulement.
Elle est aussi l’illustration d’un basculement sans précédent vers le digital. Mais ce à quoi nous assistons, ce n’est pas la guerre digitale, cette « cyber guerre » annoncée depuis des années, avec ses états-majors hyperconnectés, ses drones, ses armes numériques ou encore ses e-soldats… En Ukraine, ce sont toujours, tragiquement, des êtres humains bien réels, civils ou militaires, qui tombent, et des familles et des peuples endeuillés qui pleurent. Non, ce basculement vers le digital, c’est un digital qui devient, plutôt qu’un outil d’agression, un rempart, une défense du faible face au fort. Face à sa brutalité et à ses mensonges.
Rempart, car il est d’abord un ensemble d’outils technologiques d’interconnexion de la société civile, à travers les frontières. Grâce aux réseaux sociaux omniprésents et aux messageries instantanées, partout dans le monde où la parole est libre, nous avons accès à des témoignages directs de femmes et d’hommes, célèbres ou anonymes, au cœur de cette guerre. Et grâce à eux, chacun peut prendre conscience, sans aucun filtre, en déjouant désinformation et propagande, de la gravité terrible des faits, et aussi de l’évolution de la situation sur le terrain. Parce que l’effroi, la peur et les souffrances se partagent en temps réel, l’opinion publique internationale est dans un processus de constitution permanent. Aujourd’hui, plus personne ne peut dire qu’il ne sait pas. La neutralité ne résiste plus aux images en continu.
Je suis d’une génération qui a connu la première Guerre du Golfe, avec ses images des fameuses « frappes chirurgicales », filmées de très haut et en noir et blanc. Vingt ans plus tard, lors de la seconde Guerre du Golfe, les caméras étaient embarquées avec les unités de l’armée américaine. Et aujourd’hui, nous vivons un conflit totalement « immersif », au plus proche de la réalité quotidienne des Ukrainiens. En remerciant, via les réseaux sociaux, Elon Musk pour la livraison de terminaux de service internet par satellite (destinés aux zones aujourd’hui occupées), le vice-Premier ministre ukrainien Mykhailo Fedorov, par ailleurs, fait qui est loin d’être anodin, en charge de la transformation numérique du pays, a bien souligné combien ce matériel était vital pour sa nation, pour peser sur le cours des choses, notamment en tenant le monde informé et en montrant combien la réalité est différente de ce que voudrait faire croire les autorités russes. Et que le Président Zelensky ait pu s’adresser au Parlement européen, en visioconférence depuis Kiev assiégée, illustre la profondeur de la transformation qui se joue sous nos yeux.
Le digital est un rempart, car il est aussi un outil de mobilisation à l’efficacité sans précédent. Il y a bien sûr toujours dans les rues de nos grandes villes des rassemblements pour dire l’indignation. Mais, grâce au digital, les peuples peuvent se souder virtuellement comme jamais, et entreprendre ensemble des actes de résistance ou de soutien, d’un bout à l’autre de la planète. Ainsi, sur les plateformes en ligne, y compris des plateformes de e-commerce, en un temps record, des dons ont pu être réalisés pour venir en aide aux populations qui souffrent ; des dons qui ont d’ailleurs fait l’objet – ce qui prouvent bien leur importance stratégique – de tentatives de hacking de la part des Russes. Ce qui a d’ailleurs impliqué une contre-offensive digitale avec des dons réalisés en crypto-monnaies, jugées beaucoup plus sécurisées.
L’ironie tragique veut que cette irruption du digital dans la guerre ait lieu dans un pays, l’Ukraine – et ce n’est surement pas une coïncidence – en pointe sur les transformations digitales, avec son grand nombre de start-ups et son écosystème de talents qui vient en soutien de nombreuses entreprises de la tech mondiale. En somme, le digital vient en défense d’un pays qui l’a mis au cœur de son développement, qui a compris combien il était un facteur de progrès technologique, de développement économique, et d’ouverture sur les peuples. Ce qui se joue en Ukraine, c’est donc aussi une part importante de notre avenir à nous tous, cette croyance que l’on peut avoir dans un monde digital inclusif, libérateur et pacificateur.
Par Fabien Versavau, PDG de Rakuten France