Tribunes

Une révolution du travail sans précédent

30/06/2020

Comment la crise sanitaire a ouvert la voie à une révolution du travail sans précédent

Par Fabien Versavau, PDG de Rakuten France

La crise sanitaire de 2020 est d’ores et déjà gravée dans les mémoires, mais bien que certaines de ses conséquences restent à venir, tous s’accordent à dire que cette situation inédite est amenée à perdurer. Elle s’est ainsi muée en un “New normal” dont nous avons tout à apprendre. Toute révolution nécessite une rupture, la crise que nous venons de traverser en est une. Une opportunité unique de capitaliser sur un élan collectif pour proposer une meilleure version du travail, de son espace à sa supervision, en passant par le contrat-social qui régit sa place dans nos vies. En tant que PDG de Rakuten France, j’ai acquis la conviction que notre façon de travailler ne serait jamais plus la même. Nous avons la possibilité, donc le devoir, de prendre part à l’avènement d’un modèle d’organisation à la fois plus vertueux et plus efficace.

En bousculant nos habitudes de travail, le confinement a brisé les tabous de son organisation. Le télétravail auquel plus de six millions de Français ont pris part est une révolution culturelle, car c’est un vécu collectif. Si la nécessité de s’organiser à distance est venue à bout des résistances qui existaient dans les entreprises, il ne s’agit pas pour autant de condamner la façon dont nous travaillions jusqu’ici. Ni techno-béats, ni technophobes, nous devons analyser avec lucidité ce que peuvent apporter des pratiques telles que le télétravail, ou la flexibilité des horaires, sans pour autant en ignorer les limites. La synthèse entre le monde qui "était" et celui qui "a surgit" nous permettra de bâtir un modèle qui tire parti des deux.

Pour un modèle hybride de l’espace de travail : le virtuel au service du réel

ZOOM, Trello, Slack, Teams, Asana, tous ces outils numériques en apportant la preuve de leur résilience ont ouvert la voie à des changements transversaux dans notre rapport au travail. Par ailleurs, la crise nous a également fait prendre conscience de l’importance de la dimension humaine et de la nécessité des interactions sociales physiques en entreprise. Nous devons donc concevoir des espaces physiques innovants qui priorisent et décuplent les valeurs de proximité et de communauté. Utilisé au service de l’humain, le numérique va nous permettre de mieux valoriser notre temps et nos espaces en optimisant l’usage qui en est fait. Nous devons les aménager avec méthode en privilégiant les interactions là où elles ont le plus de valeur.

L’émulation collective joue un rôle déterminant lors des processus créatifs et d’idéation, mais la production opérationnelle de son côté ne nécessite pas les mêmes conditions et permet d’offrir une plus grande flexibilité aux personnes. Un modèle d’hybridation de l’espace de travail qui articule réel et virtuel offre une solution d’avenir. Le bureau peut y être repensé comme un service ajustable, en fonction des besoins auxquels le virtuel n’apporte pas de réponse (socialisation, inspiration, convivialité). La flexibilité requiert de l’organisation. Il est de notre responsabilité de faire en sorte que cette nouvelle réalité soit bien une version améliorée de l’ancienne pour ne pas perdre en relationnel ce que l’on gagne en liberté.

Pour un renouvellement de la culture d’entreprise et du management

"Qu’est-ce qui compte pour moi ? Qu’est-ce qui me manque ? Qu’est-ce que je redécouvre ? Qu’est-ce que je devrais changer ?" Pendant que le lien social se distendait, une vague d’introspection a déferlé. Le rôle d’une entreprise est d’accompagner au mieux les cheminements personnels tout en les reconnectant au collectif afin d’en renforcer la cohésion. Après cette escale imprévue, chacun doit pouvoir remonter sur le bateau et y trouver sa place. L’humain est un animal social qui tire son énergie, son inspiration et ses motivations du groupe. Cette dimension, nous ne devons pas y renoncer. Pour offrir au partage et à l’expérimentation la place qu’ils méritent, le travail doit être vécu comme une activité conviviale. L’espace physique qui l’accueil doit avant tout être pensé comme un lieu de rencontre qui abrite des expériences collectives et relationnelles fortes. Redonner une vocation concrète à l’espace c’est sortir des bureaux froids et des prisons dorées.

Si la question des espaces physiques et virtuels doit être mise sur la table, c’est aussi parce qu’elle s’accompagne de nouvelles possibilités managériales. Repenser l’organisation du travail, c’est aussi repenser l’organisation sociale de l’entreprise. De nombreux dirigeants ont été anxieux en perdant de vue leurs salariés, ils ont douté de leur efficacité révélant par là même un déficit de confiance structurelle. Or, c’est bien la confiance qui engendre la responsabilité et l’engagement dans un rapport de réciprocité. Nous devons permettre aux gens de se réapproprier la productivité en favorisant de nouveaux modèles managériaux comme nous y invite Séverin Naudet (MANTU). Le nombre de chaises occupées dans un bureau n’est pas un critère utile. Nous devons dépasser le modèle statutaire de contrôle au profit de modèles fondés sur la confiance et la mesure de la performance individuelle et collective.

Pour un nouveau contrat-social et une nouvelle productivité

Alors que la question du sens et de la finalité agite de plus en plus d’esprits, il faut refonder notre rapport au travail sur un contrat social à même de réconcilier l’évolution des usages et les aspirations de chacun. Le télétravail en remettant l’activité professionnelle au cœur du foyer et du quotidien de chacun lui redonne sa juste place : celle d’une activité qui sert la vie sans l’accaparer. En mettant l’accent sur le résultat seul, il rompt avec les dérives du présentéisme et la pantomime qui l’accompagne. Il permet à chacun de se libérer psychologiquement du bureau, de la surveillance continue et de la représentation permanente qui l’accompagne. Michel Foucault nous prévenait déjà il y a plus de 40 ans : il suffit de se savoir visible pour se sentir observé et s’auto-discipliner. Un poids qui accapare l’esprit de tous et ne bénéficie à personne.

Paradoxalement, la distance va rendre le management plus direct et concret en dépassant le jeu des apparences sociales pour ne porter que sur la finalité du travail. Pour véritablement tirer parti de cette logique, il faut cependant veiller à ce que la sphère privée et la sphère professionnelle ne se télescopent pas. La flexibilité dans l’organisation de la journée peut devenir un piège et la superposition de différentes identités (père, mère, collègue, manager, époux) pourrait venir amputer l’autonomie et la qualité de vie conquise. L’émancipation du bureau ne doit pas faire du foyer un nouveau carcan. C’est pourquoi il nous appartient de trouver un équilibre qui mette fin au présentéisme tout en préservant le droit à la déconnexion.

Au-delà d’inventer un modèle pour tous, nous devons trouver un équilibre pour chacun. Le "tout-télétravail" n’est pas un horizon souhaitable. Ce qui tombe bien, puisqu’il n’est pas non plus atteignable pour la bonne et simple raison que toutes les activités ne peuvent pas s’exercer à distance. Il existe de nombreux profils de travailleurs, il devrait donc exister de nombreuses façons de travailler. Il ne s’agit pas de morceler le travail, ni d’isoler les personnes, mais d’imaginer une nouvelle culture émancipatrice faite de confiance et d’autonomie, de complémentarité et de cohésion.

Le nouveau rapport à l’espace et au temps qui est en train de s’imposer au monde du travail n’est pas à craindre. Au contraire, c’est l’opportunité d’opérer un changement structurel à même d’embarquer l’ensemble d’une entreprise vers un modèle hybride bénéfique. Là où les problèmes convergent, les solutions aussi. De nouvelles façons de travailler apportent ainsi à la fois des réponses aux problématiques écologiques et sanitaires, mais aussi aux enjeux économiques et sociaux. Il s’agit avant tout d’organiser une société plus résiliante qui saura faire face, pour aborder l’avenir avec optimisme.