L’ikigai, pour un nouveau rapport au travail
Par Fabien Versavau, PDG Rakuten France
Depuis une quinzaine d’années, les nouvelles technologies informatiques et le boom des connectivités questionnent notre organisation du travail ; le « future of work » a ainsi fait l’objet d’innombrables articles ou conférences. Mais, en réalité, il a fallu une crise d’ampleur mondiale pour que les lignes bougent enfin. Et c’est dans le chaos engendré par l’épidémie de COVID, que nous avons retrouvé la piste de ce que les Japonais appellent l’ikigai.
Car malgré les nouveaux outils de productivité, malgré un débat public riche sur « le futur du travail », et malgré la multiplication des chief happiness officers, dans les faits, les entreprises trainaient des pieds pour changer leurs manières de faire. Ce futur si désirable, où nous devions mieux concilier vie professionnelle et vie personnelle, en nous libérant notamment de la contrainte de la présence au bureau chaque jour à heures fixes, se faisait attendre. Et jusqu’à l’année dernière, toute l’organisation du travail n’avait en réalité que marginalement évolué depuis la généralisation du travail de bureau au milieu du 20e siècle.
Et puis, au printemps dernier, tout a changé. Le conservatisme des entreprises s’est heurté de plein fouet au mur de la crise sanitaire, un stress test extrême pour les organisations, qui a fait voler en éclat – irréversiblement, j’en suis convaincu – les schémas classiques. Nous avons adopté, massivement et quasi-instantanément, une organisation radicalement différente, fondée sur l’utilisation massive des technologies digitales et des réseaux très haut débit. Le télétravail, les réunions à distance se sont généralisées, les déplacements ont été annulés et les communications digitales se sont multipliées : emails, messageries instantanées comme Viber ou Olvid, systèmes de travail collaboratifs intégrés comme Slack ou Teams, visioconférences… Cette organisation ne devait être que temporaire, pour faire face. Mais après un an de ce régime d’exception, on peut légitimement se dire que notre monde a changé.
Je suis de ceux qui n’ont jamais vraiment cru à la rhétorique du « monde d’après ». Parce que ce « monde d’après », tellement fantasmé, n’est en fait qu’une version améliorée du monde d’aujourd’hui, une version plus humaine que j’appelle de mes vœux depuis longtemps. Car cette crise a révélé des mutations à l’œuvre depuis des années, qui s’inscrivent dans un temps beaucoup plus long et qui portent en elles les germes du progrès. Contrairement à l’idée reçue qui voudrait que « le monde du travail, c’était mieux avant », en réalité, la technologie n’a eu de cesse depuis 50 ans d’améliorer notre qualité de vie au travail. En permettant une amélioration de la productivité, elle a rendu le travail plus compatible avec nos vies personnelles et nous a donné plus de liberté.
Alors oui, nous ressentons tous une grande fatigue de ce télétravail systématique. Oui, passer nos journées « en visio » est usant. Et oui, les contacts quotidiens « en vrai » avec nos collègues nous manquent. Mais reconnaissons que conserver certains aspects de cette nouvelle organisation, à dose modérée, serait positif : par exemple, pouvoir télétravailler un ou deux jours par semaine, garder de la flexibilité sur notre présence au bureau, ou encore réduire les déplacements inutiles. Et bientôt, la télé-présence en réalité virtuelle immersive permettra encore plus de fluidité.
Prenons encore un pas de recul. Pour beaucoup d’entre nous, cette crise, aussi terrible qu’elle ait été par ailleurs, a aussi été l’occasion de découvrir d’autres équilibres. Elle nous a permis de passer plus de temps avec nos enfants ; parfois en y étant forcés, mais souvent avec plaisir. Ce changement a été l’occasion de remettre en cause nos modes de vie, pour retrouver davantage de sens dans nos journées, en réconciliant la personne que l’on est au travail et celle de sa vie personnelle. Cette crise a aussi été le moment de repenser notre rapport à la nature. Elle a poussé certains citadins, parmi ceux qui en avaient la possibilité, à fuir les grandes villes, et à apprécier la possibilité d’avoir un extérieur, un coin de verdure. Enfin, alors que les contacts avec nos proches se sont faits plus rares, nous apprécions d’autant plus les moments privilégiés que nous pouvons passer avec eux. Grâce aux progrès technologiques, nous avons la possibilité de conserver, demain, ce rapport plus équilibré à notre vie personnelle.
Sur toutes ces mutations à l’œuvre, sur cette révolution du rapport au travail, à notre entourage, à nos vies, il peut être utile de mettre un nom : « l’ikigai ».
Dans la culture japonaise, le concept d’ikigai conjugue la recherche du sens, de la raison d’être, et la joie de vivre. C’est le bonheur profond de vivre la vie que l’on doit mener, en harmonie avec son environnement, à sa juste place. Pour les Japonais, il s’agit non seulement d’un concept philosophique, d’un sens profond de la vie, mais aussi de quelque chose de plus léger et joyeux qui peut habiter, et enchanter, des moments ordinaires de notre vie. C’est aussi, pour les jeunes générations, une manière différente d’envisager le rapport au travail.
Grâce à la technologie, à la digitalisation du travail, nous avons les outils pour changer le monde du travail, pour y permettre une plus grande satisfaction des salariés. Contrairement à ce que disent les esprits chagrins, l’intelligence artificielle ne sera pas le fossoyeur d’un travail épanouissant. Bien au contraire… Elle nous offrira un nouveau mode de vie, plus riche, et de nouvelles façons de se réaliser. L’ikigai a surement un bel avenir devant lui !