Pour un nouveau positivisme technologique
Nous vivons une époque paradoxale. Alors que les innovations n’ont jamais eu un impact aussi positif sur notre vie quotidienne, que le progrès technologique devrait susciter de la confiance, c’est le contraire que l’on observe. Selon l’IFOP, 56% des Français (+15% en un an !) se disent inquiets quant à l’essor des nouvelles technologies. C’est la première fois qu’une majorité des Français expriment une telle défiance. Et c’est une mauvaise nouvelle pour tous ceux qui ont une vision résolument optimiste du rôle de la technologie.
A l’heure du complotisme et des fake news, les idées reçues prospèrent. C’est vrai pour la 5G, dont le lancement suscite des débats passionnés et un lot surprenant d’arguments irrationnels. Vrai pour la protection de l’espace public par la vidéo, de la reconnaissance faciale ou d’autres formes d’identification biométrique, qui ont vite fait d’être des technologies « liberticides ». Vrai pour les vaccins qui seraient une invention dangereuse et lucrative des groupes pharmaceutiques. Vrai pour les réseaux sociaux ou les applications collaboratives, désignés responsables d’une société virtuelle, dématérialisée et déshumanisée. Vrai enfin pour les marketplaces accusées de signer la mort des petits commerces et de promouvoir une surconsommation compulsive.
Prenons ce dernier sujet, que je connais bien. Cette idée reçue ne résiste pas un instant à l’épreuve des faits ! En vérité, les plateformes de e-commerce, par la technologie qu’elles mettent en œuvre, constituent pour les petits commerçants une opportunité formidable permettant d’atteindre un public incomparablement plus vaste que celui auquel ils avaient jusqu’ici accès. C’est en particulier le cas pour les acteurs 100 % "places de marché", véritables centres commerciaux virtuels ne faisant pas concurrence aux vendeurs qu’ils hébergent. Ce relais de croissance a été précieux pour nombre de commerces quand les confinements ont imposé la fermeture des points de vente physiques. Combien ont ainsi pu maintenir une activité et sauver leur entreprise ?
C’est là le plus grand paradoxe de ce regain de méfiance envers la science et la technologie : il intervient au moment où nous leur devons le plus. 2020 a été difficile ? Imaginons ce qu’elle aurait été sans la technologie ! Sans le très haut débit, qui a permis à nombre d’entreprises de poursuivre leurs activités, grâce au télétravail ; sans les plateformes collaboratives, grâce auxquelles des personnes ont pu rompre leur isolement, des familles maintenir les liens. Sans les plateformes de e-commerce, sans les drive, qui nous ont permis de réduire notre exposition au virus. Enfin, sans les technologies open data, sans cette mise en commun de données sans précédent, qui a aidé la communauté scientifique internationale à mettre au point en un temps record les traitements et vaccins qui ont sauvé et sauveront des centaines de milliers de vies.
Donc, alors que la technologie a démontré sa capacité à contenir une crise sanitaire mondiale, nous devrions nous en écarter ? L’erreur serait fatale, car la technologie porte en elle les réponses aux défis de notre temps. Ainsi, plutôt que de nous méfier de l’intelligence artificielle – ce vieux fantasme des robots qui prendraient le pouvoir ! – nous devrions en faire, comme le fait le Japon, un allié assumé pour répondre à des problèmes très concrets : engorgement des villes, aide à la mobilité des personnes âgées, gestion fine et à grande échelle de nos consommations énergétiques, acheminement des biens vers des régions isolées, réduction de la pénibilité au travail. Les exemples sont innombrables. C’est enfin une réinvention de nos comportements d’achat, ne serait-ce qu’en matière de réemploi : la technologie a donné à la pratique de l’occasion autrefois enfermée dans la sphère locale, dans le bouche-à-oreille, une échelle incomparable.
Oui, la technologie a ses excès, et nous devons nous en garder. Individuellement, en essayant d’adopter des comportements plus matures. Et collectivement par une régulation adaptée et juste. Nous devons aussi réfléchir aux causes profondes de cette méfiance collective. Elles sont nombreuses : l’accélération parfois sans contrôle du progrès technologique et ses conséquences irréversibles sur notre environnement ; l’accroissement des inégalités qui a accompagné la diffusion des innovations, et le manque d’investissement pour relever le défi de l’inclusion digitale, qui fait que nombreux sont ceux qui perdent pied face à un monde qui va trop vite. Je suis convaincu que nous devons être plus solidaires, plus inclusifs, mieux partager les fruits de l’innovation et les rendre accessibles à tous.
Nous devons, nous acteurs économiques, faire beaucoup plus de pédagogie pour expliquer l’intérêt des innovations. Pour combattre ce nouvel obscurantisme, il faut nouveau positivisme technologique, qui évite les discours incantatoires. Continuons de nous baser sur des faits vérifiables, objectifs, car c’est ce qui différencie notre discours positif et rationnel des rumeurs propageant les idées reçues. Et surtout travaillons main dans la main avec les pouvoirs publics pour que les enseignements scientifiques retrouvent leurs lettres de noblesse, notamment grâce à des sujets d’étude plus directement en phase avec le monde de demain ; je pense par exemple au coding. C’est ainsi que nous pourrons rendre de nouveau audible un discours valorisant, et peut-être même enchanteur, sur la science, et patiemment, petit à petit, redonner foi en la technologie.
L’engouement suscité par l’arrivée de Perseverance sur Mars nous montre que l’humanité peut encore vibrer devant un exploit technologique. Il prouve que notre espèce continue de rêver à repousser les frontières, refusant toute limite autre que celle de son imagination. J’y vois une note d’espoir, un premier pas vers la reconquête des esprits. Persévérons !
Par Fabien VERSAVAU, Président et PDG de Rakuten France